quick to tell me goodbye
Chicago, septembre 2007.
Dire que je lui en voulais était un euphémisme. Je n’avais jamais détesté quelqu’un plus fort que je le détestais lui en cet instant. Il m’avait abandonné. Il avait fini par m’abandonner alors qu’il m’avait promis que ça n’arriverait pas. Lui qui me consolait à chaque fois que je pleurais l’absence de ma génitrice. Lui qui condamnait son attitude, qui l’accusait de s’être vengée sur moi parce qu’il avait trouvé quelqu’un d’autre. Elle était partie à l’autre bout du monde si tôt la rupture annoncée. Je ne l’avais plus jamais revue, même pas à mes anniversaires. Des cartes et des grosses sommes d’argent chaque année suffisaient visiblement à compenser son absence, selon elle. Quelle blague. Bon, je n’irai jamais jusqu’à dire que son argent ne m’a jamais servi. Mais elle, je ne la porte pas dans mon cœur, et ce sera le cas tant qu’elle ne m’aura pas expliqué, en face à face, les raisons qui l’ont poussée à fuir lâchement. J’attrape le caméscope qu’il m’a offert pour mes quinze ans et l’ouvre, machinalement. De rage, j’ai envie de le balancer contre le mur qui me fait face. Mais je sais que je le regretterais. Ce caméscope c’est toute ma vie. Cela fait plusieurs années que j’ai pris l’habitude de filmer mon quotidien. Je filme tout un tas de choses, des moments les plus insignifiants aux moments les plus importants. Parce que pour moi, tout vaut la peine d’être immortalisé. Je ne suis pas sûre que j’aimerais revivre ce moment plus tard, mais je me dis que c’est quelque chose qui mérite d’être capturé. Pour me souvenir de ne plus être naïve, de ne plus croire aveuglément aux belles promesses qu’on me fait. J’essaye de l’allumer mais le voyant rouge de la batterie clignote deux fois et l’appareil s’éteint. Il m’abandonne lui aussi. Je le laisse tomber sur mon lit et me lève, sans savoir quoi faire. J’ai envie de le suivre, de le rattraper et de lui dire tout le bien que je pense de lui. Que je ne le regretterai pas, que je suis bien mieux sans lui. Mais tout le monde saura que c’est faux et que je mens. Alors je me rassois. C’est alors que Melinda fait son apparition dans l’encadrement de la porte, timidement. Ça ne lui ressemble pas. J’ai grandi avec elle, la nouvelle femme de mon père. Enfin, nouvelle ex-femme à présent. C’est elle qui m’a élevé et elle est la seule figure maternelle que j’aie jamais eue. Je lui fais confiance et elle me connait par cœur. Alors elle sait que venir me parler dans un tel moment n’est pas une bonne idée. Pourtant, je sais aussi qu’elle n’a pas envie de me laisser seule, qu’elle a envie d’être là pour moi. J’abandonne donc toute envie de lui dire de partir et de me laisser tranquille et elle semble comprendre le message puisqu’elle ne tarde pas à avancer et à venir s’asseoir au bout du lit. Sans un mot. C’est moi qui rompt le silence : «
C’est quoi mon problème ? » Elle me regarde sans comprendre. «
Qu’est-ce qui cloche chez moi pour que mes deux parents aient fini par m’abandonner ? » Le visage de Melinda se ferme et elle me regarde d’un air triste. Elle est sincèrement désolée, je le vois sans mal. Mais ça ne me sert à rien. Ça ne me rendra pas mon père, ni ma mère. Je suis coincée ici avec elle et sa fille, Bobbi, qui ne m’aime pas. Bon, je ne l’aime pas spécialement non plus, mais elle au moins, elle a toujours sa mère. Elle n’est pas un fardeau. «
Il va se passer combien de temps avant que tu ne te décides à m’abandonner toi aussi ? » finis-je par demander sans une once de sarcasme. Je suis très sérieuse. Ses sourcils se froncent, elle a l’air choquée. «
Je t’interdis de penser une telle chose, Collins ! Tu es comme ma fille, je t’ai vu grandir, je t’ai élevé. Jamais je ne t’abandonnerai. » Je ne réponds rien et me contente d’hausser les épaules. Je peux lui laisser le bénéfice du doute, elle n’a pas tort. Mais on verra bien. Je préfère ne pas trop espérer.
headed straight for the castle
Chicago, septembre 2009.
J’ai réussi. Les Zeta Psi ont accepté de me compter parmi leurs membres et je dois à présent passer la dure épreuve du bizutage. Ça ne me fait pas peur. Je suis tellement motivée que j’ai l’impression de me sentir pousser des ailes. Bien sûr, j’ai mes limites. Mais j’ai pas mal de place avant de les atteindre. Surtout que finalement, ce qu’ils me demandent n’est pas si sorcier que ça. Rien d’illégal. Et c’est bien là que réside ma limite. Ma première mission ? Réciter du Shakespeare à chaque fois que j’ai besoin de prendre la parole. C’est plus drôle que contraignant. Voir l’air confus des gens n’a pas de prix, et parfois je regrette de ne pas avoir ma caméra sur moi pour les filmer. Parce que non, je n’ai pas oublié cette petite habitude. J’ai, en général, toujours ma caméra sur moi, prête à filmer tout et n’importe quoi. J’ai même créé ma chaine YouTube qui a son petit succès. J’ai d’ailleurs décidé de faire des études de cinéma et médias – c’est l’intitulé du diplôme que je prépare – et de me spécialiser dans la réalisation. Tout ce que j’aime. «
Collins ! » Il ne me faut pas longtemps pour reconnaitre cette voix : Bobbi. Ma très chère demi-sœur. Je lève les yeux au ciel et soupire intérieurement. Je n’ai pas le temps pour peu importe ce qu’elle me veut. Elle va encore me prendre la tête. Surtout que je ne suis pas seule, deux sœurs Zeta sont avec moi. «
Collins, tu m’écoutes ? » Bobbi n’est plus qu’à quelques centimètres de moi. Je me retourne lentement et l’interroge du regard. Je n’ai pas envie de lui parler. «
O Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet. » Sa réaction ne se fait pas attendre : elle fronce les sourcils d’incompréhension, puis d‘agacement. Elle n’a jamais besoin de raison pour s’en prendre à moi alors là, elle ne va pas laisser passer une telle occasion. «
Tu te fous de ma gueule, c’est ça ? » Je dois bien admettre qu’elle n’a pas tort et que cette situation me plait. Je lui fais sans doute perdre du temps – elle ne serait pas venue me parler comme ça à moins que ce ne soit vraiment urgent – et c’est un réel bonheur pour moi. J’ai peut-être peur de me retrouver seule, mais quand c’est pour être avec elle, c’est encore préférable d’être seule. A en juger par sa tête, je pense que je peux toujours rêver pour qu’elle s’en aille et me laisse tranquille. J’hausse les épaules sans dire mot. «
T’as vraiment un souci en fait. Je l’ai toujours su. Enfin… s’il y a quelqu’un de censé quelque part là-dedans elle désigne ma tête
ma mère voudrait que tu viennes manger à la maison ce soir. Elle m’a pas dit pourquoi mais ça a l’air important. » J’hoche la tête pour lui montrer que j’ai compris et que je serai là. Même si j’avais prévu de passer du temps avec les autres bizuts Zeta – je suis déjà très proche d’eux, je commence déjà à sentir nos liens – j’irai chez moi pour voir Melinda. Elle passe avant. Bobbi tourne finalement les talons et je peux me ré intéresser à mes sœurs Zeta.
the city's mine until the fall
Chicago, septembre 2015.
Dans quelques heures, je ferai ma sixième rentrée à l’université de Chicago. Je suis un cursus qui me plait tellement que j’ai passé chaque année avec brio, sans aucun problème. J’ai même eu l’occasion de faire un stage dans les studios d’une télévision locale. Ce n’est pas rien. Ma chaine YouTube a de plus en plus d’abonnés. Je n’en reviens toujours pas que tant de gens s’intéressent à ma vie. Comme quoi, ce ne sont pas les choses plus intéressantes que les gens aiment, mais bien le quotidien. Oh, je n’ai pas pris la grosse tête. Je n’en suis pas encore au point d’être payée pour faire mes vidéos, pas encore au point d’être reconnue à Chicago. Mais j’ai quand même un large cercle social. Comme je n’aime pas être seule, j’essaye de faire un maximum de rencontres. Je ne suis pas proche de tant de monde que ça, mais une simple présence me suffit. Me rassure. J’ai d’ailleurs vraiment bien vécu mon intégration aux Zeta. Je pense que c’est ce qui m’a permis d’aussi bien vivre mes études à l’Université. Je ne regrette pas une seule seconde d’avoir choisi de les rejoindre. Les souvenirs que j’ai avec eux, je les garderai toute ma vie. J’avais de bons espoirs mais je ne pensais pas que je vivrai une aussi belle expérience. «
Oh... » Le nez plongé dans mon bol de café, je n’ai pas vu que quelqu’un était entré dans la cuisine. A en juger par la voix, ce n’est pas quelqu’un que je connais. Il y a de toute façon bien longtemps qu’il n’y a pas eu d’homme ici. Ou en tout cas, pas quand j’étais là. Il me faut un peu de temps pour sortir de ma léthargie et je me souviens que je suis en débardeur et en culotte. Essayant de passer outre ma gêne, je me tourne pour découvrir un homme qui n’a pas l’air beaucoup plus vieux que moi, lui aussi en petite tenue. Si on peut dire. Et ce qui est drôle, c’est qu’il a l’air mille fois plus gêné que moi. Lui aussi semble pétrifié et ne pas savoir quoi dire ou faire. «
T’es en train de faire une attaque ? » dis-je le sourire au coin des lèvres. «
Ou c’est que t’as jamais vu de fille avant ? » Ce qui m’étonnerait grandement étant donné que trois femmes vivent ici. Ma première intuition me dit qu’il a passé la nuit avec Bobbi. Il est trop jeune pour Melinda, hein ? En tout cas, je ne préfère pas penser à cette éventualité. Ça me donnerait presque des frissons. «
Non, c’est juste que… je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait quelqu’un. La maison est vide d’habitude. » «
D’habitude ? Bobbi t’a ramené plusieurs fois ici et elle ne m’a même pas présenté ? Je suis outrée. » dis-je d’un air faussement blessé. Je me tourne pour continuer de boire mon café. J’ai le temps pour faire la causette, mais je ne dois pas oublier que je dois être prête bientôt. Je n’ai donc pas pu voir l’expression d’incompréhension de l’inconnu. «
Bobbi ? Je ne connais pas de Bobbi. » J’en recrache presque mon café. Il couche avec Melinda ? Mais elle est… vieille ! Non, c’est pas possible. Je me tourne de nouveau vers lui. Cette fois c’est moi qui ait l’air de ne rien comprendre. «
Tu sors avec ma mère ? Si c’est une blague, le moment est mal choisi. » Sa tête m’indique qu’il est très sérieux. Je ne réponds pas, et emporte ma tasse avec moi à l’étage, le laissant planté là.