LE SILENCE DE LA MER

Depuis quand vivez-vous à Chicago ? Poussé par le caneton de mauvaise augure, le billet placé entre ses doigts écorchés, le viril est parti un soir de mai où les fleurs fleurissaient les tombes des victimes parjurées. Quatre années déjà qu'il effleure les mélopées vulgaires des américains, de chez lui il n'a plus, d'une villa il hante les murs de plâtre, de rues il erre, son chagrin, son amertume dilués dans ses veines striées de haine.

Que pensez-vous de la ville et de l'université qui s'y trouve ? Un cocon de douceur, il n'arrive pas à apprivoiser ces rues nouvelles, ces dédales de découverte, il erre, il flâne comme un débris pris dans la marée funeste. Le fantôme s'égare, se perd, l'homme s'échoue à la mer, des bruits parasites grésillant à son âme, le silence qu'il souhaiterait attraper pour les promenades matinales, ce sont les poupées de chair, les princes de luxure qui paradent fièrement devant ses vitraux antiques. De fac qu'il évite.

Et vous, qu'avez-vous fait comme études ? Et où ? Paris s'enflamme pour les pièces maîtrisées de ce Pandémonium tyrannique, l'homme aux mains de cristal cousait et coud encore pour son plaisir, tisse des merveilles pour les nymphes ravagées, habille les poupée de soyeuses matières évangéliques. Là était le paradis quand les applaudissement percutaient les tympans, quand les terribles regard d'admiration caressaient le mécréants s'abreuvant de reconnaissance. A la retraite maintenant, à la poubelle à présent. Couturier de luxe, directeur artistique, styliste pour les riches crapauds infâmes, talentueux garçon utilisant ses yeux de marbre.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler à l'université de Chicago, et pourquoi à ce poste ? X

De fines lames maintenues sur ses doigts veinés de rides, il a vieilli l’enfant, l’adolescent, l’adulte enfin, il coud, sa dernière robe ; sur la table de chêne vernie repose la lettre soyeuse, les arabesques d’une femme moderne s’exclamant des bienfaits apportés par le troubadour peiné. Ainsi, cinquante ans, la retraite, quarante-sept ans le fardeau de l’âge divin qui accroche la peau, qui accroche l’organe, qui accroche la joie, qui retire les vestiges de jouvence, cette jeunesse effacée pour la maturité. Il repense aux années diluées maintenant dans les souvenirs bourbeux, des années à travailler, à présenter, à confectionner ; les applaudissements qu’il écoute encore c’est la valise qu’il prépare le soir même, ce sont les pas qui s’éteignent dans le couloir de sa maisonnée, appartement de luxe dans le quartier des amours. Paris déploie ses lumières colorées, ses néons flottant dans l’atmosphère gelée de l’hiver printanier. Il n’observe les passants que pour leur jeter un regard noir de haine, ces bleus nuancées de souffrance. Il a été écarté, jeté, lapidé l’homme portant sur ses épaules une veste de cuir, dans sa main le billet pour la destination prochaine, pour l’arrêt de sa vie, pour la mort préconisée. Prenez des vacances lui dit-on, il prendra le final, claquera dans ses mains la guillotine de la vengeance subtilement façonnée dans les méandres de son esprit enfumé.

Il reste l’angélique démon, au café il commande, morne routine devenue familière, à penser ses déboires dans les champs Parisien, âcres fumées estompées dans les limbes de sa passion dissipée. Les silhouettes passent à son regard, les gamines envolées, dans leur bras des bouquets de rouges, des garçons étrangers, des mères ubuesques, attroupés sont les hommes devant la vitre de sa mélancolie tandis qu’il porte à ses lippes la tasse amère et avant de contempler la figure céleste qu’il attend. Tous les jours, là, à cette même place, il espère, un écho féminin qui se faufile aux bois des débauches, il l’observe la fragile, l’imprégnée des cieux, il la peint de formes magnifiques, sur la nappe transparait la chimère aux yeux d’ébène, des ailes noirs comme l’auréole de sa tristesse, il l’idéalise peut-être. Ce jour-là il a voulu l’approcher, comme un bandit, comme un forçat, comme un timide aussi, ce jour-là ses pas l’ont guidé, féroce dominant à l’allure d’un chat sauvage, effarouché telle la vierge assoupie de l’ignorance sauvegardée. Ce jour-là, il a senti le désir poindre comme le dard de son orgueil. Ce jour-là il a reculé, reculé jusqu’au mur, percutant le béton, le dos anémié par l’envie, les larmes de sa faiblesse, cristaux ruisselant son cou, ses joues, des paupières.